3ème prix 2024
Rétrospective, par Catherine Cnonsos
"Quel chameau !" grinça la dame en rose, au premier rang. "Dromadaire !", lâcha dédaigneusement la jeune guide. Les visiteurs acquiescèrent d'un air entendu, quelques regards courroucés condamnèrent cette scandaleuse ignorance.
Elégante sur ses longues jambes, la puissante bestiole était représentée dans son milieu d'origine, quelque part en Afrique du Nord. Sa bosse unique en faisait bien un dromadaire. L'œuvre s'inscrivait dans la veine orientaliste de l'artiste. Cet été, le gros bourg touristique de Chenu-les-Abbés vibrait de fierté, uni autour de l'exposition tant attendue de son fameux peintre.
Figure locale incontestée, Isidore Dor n'avait jamais vendu une toile. Certain de passer un jour à la postérité, il estimait que ses œuvres ne pourraient jamais lui être payées à leur juste valeur. Celles-ci s'entassaient donc dans son atelier, et il convoquait régulièrement une presse régionale en mal de scoops pour annoncer chaque nouvelle salve picturale, promettant une rétrospective dont le large rayonnement ferait un jour la gloire du village.
"Monsieur Dor", commençait invariablement le stagiaire du journal venu l'interviewer.
"Appelez-moi Maître", répondait modestement l'artiste, avant de dérouler un discours qu'on sentait bien rôdé. "Ce qui fait ma force, c'est de ne jamais, jamais peindre en situation. Mon imaginaire est bien plus beau, plus foisonnant, plus raffiné que la vie. Je me refuse à copier servilement une réalité à la fantaisie très surfaite."
La découverte de l'exposition se poursuivait dans l'atmosphère sereine de l'église du village, les visiteurs échangeant quelques paroles à voix basse. Les yeux des messieurs s'allumèrent à l'approche de la section des nus. Une certaine nervosité semblait monter aussi chez la dame en rose, dont les larges lunettes de soleil et la capeline de raphia étonnaient quelque peu.
La jeune guide attendit ses ouailles et reprit ses explications d'un ton suffisant. "Le maître ne s'en cache pas : si les visages de ces nus lui ont été inspirés par son épouse, ces corps siparfaits sont un hommage à sa jeune maîtresse. Pour les visages, il a dû remonter très loin dans ses souvenirs."
Voyant les visiteurs émoustillés par ces confidences, la jouvencelle s'enhardit. "Je ne me permettrais pas ces révélations si le maître ne m'avait confié, il y a quelques jours, sa décision de divorcer". Chacun retenait son souffle.
"Il semble en effet qu'il se décide, après trois ans de clandestinité, à officialiser sa relation avec une personne que je connais de très près, et dont la jeunesse l'inspire passionnément." Captivé par les révélations de la demoiselle, le groupe se resserra autour d'elle pour en apprendre davantage. La vie privée d'Isidore se révélait plus intéressante que son art prolifique mais, somme toute, approximatif. Si bien que personne ne prêta attention à la sortie de la dame en rose, dans un staccato furieux de talons. Le bénévole préposé à l'entrée la salua respectueusement.
"Bonne journée, madame Dor !"